15 Octobre 2020
Dans nos campagnes, au temps jadis, la base de l'alimentation des populations rurales était encore, pour une large part, presque exclusivement composé de pain, trempé dans une soupe de légumes cuite lentement dans le pot de terre accroché à la crémaillère suspendue sous le manteau de la cheminée.
Le pain était constitué d'un mélange de seigle et de blé, auquel on ajoutait une quantité plus ou moins grande de « repasse » (son) qui faisait partie des issues ou résidus du tamisage (ou blutage). Si le son, appelé encore remoulage, permettait de pallier le déficit de la production de farine de blé, au cours des années de mauvaises récoltes, on n'en connaissait pas encore les vertus pour lutter contre les troubles digestifs ni la nature bénéfique de sa consommation avec les céréales du petit-déjeuner.
A la fin du 17ème siècle, on consommait, en moyenne, de 800 grammes à 1 kg de pain par jour et par personne, puis environ 500 grammes au 19ème siècle, et seulement 150 grammes de nos jours. Chez les pauvres gens,pour les raisons évoquées ci-dessus, la quantité de son était importante, et le pain avait une déplaisante couleur grise ou noirâtre, alors que les plus riches consommaient un pain blanc dans lequel dominait le froment. L’expression « avoir mangé son pain blanc » en découle, par analogie. Attestée, en 1515, chez le poète Guillaume Dubois, elle s’emploie pour désigner une personne qui, après une période de prospérité, aborde une période difficile.
La cuisine dans les campagnes au Moyen-Age -
Lorsqu’arrivait l'heure du repas, le père de famille coupait de larges tranches de pain, que l'on disposait dans son écuelle avant d'y verser la soupe brûlante, d'où l'expression « tremper la soupe ». Une autre manière de l’épaissir consistait à plonger des morceaux du pain traditionnellement rompu au début du souper. Un bon morceau de lard à partager, les jours de fête, était un bonheur rare.
Les repas rythmaient la journée mais, selon les époques, ils ne furent pas toujours nommés de la même façon, ni pris au même moment. Au cours du Haut Moyen Age, le premier repas du jour était le dîner, pris dans la matinée ! Ce vieil aphorisme en témoigne : - lever à cinq, dîner à neuf, souper à cinq, coucher à neuf font vivre d’ans nonante et neuf.
Plus tard, le premier repas du jour, pris après le lever, fut appelé déjeuner (qui rompt le jeûne, après la longue période de nuit). Avec l'évolution sociale, celui du milieu du jour prendra au 16ème siècle le nom de dîner ; le souper désignera alors le dernier repas de la journée, celui où l'on mange la soupe.
Jusqu'à la Renaissance, le dîner se compose, selon les provinces, de navets, de raves, de chou, de panais, de céleri, de maceron (culture aujourd’hui perdue), de mauve, à peine agrémenté par quelques œufs, qui accompagnent la galette de sarrasin, la bouillie d'épeautre, les fèves ou la purée de châtaignes. En Provence, quelques croûtons de pain rassis huilés, frottés d’ail, quelques olives et de la tome sèche de chèvre ou de brebis améliorent l’ordinaire. La châtaigne n’est pas encore cultivée, mais cueillie en forêt où les secteurs regroupant plusieurs sujets seront administrés en châtaigneraies, nettoyées et soignées par les moines des abbayes. De même, les champignons et les baies rouges font l'objet d'une cueillette active. L'oignon est connu depuis la période gallo-romaine, ainsi que l’ail, largement consommé comme condiment mais surtout comme légume.
A ce florilège des légumes du Moyen-Age on peut ajouter le concombre, une des plus anciennes plantes potagères du monde, la mâche sauvage, le cresson de fontaine, l’oignon d'Ascalon (échalote) connu depuis les Carolingiens mais popularisé par les croisades, les radis appréciés des Romains, le fenouil largement cultivé par les moines et le poireau, connu depuis l’Antiquité mais dédaigné par les bourgeois et par les nobles qui lui avaient donné le nom « d’asperge du pauvre ».
Il ne faut pas oublier les incontournables et précieux pois et pois-chiche, légumes secs les plus courants et les plus consommés ainsi que les lentilles vertes ou brunes, cultivées depuis la fin du paléolithique et appelées « viande du pauvre » pour leurs qualités nutritives exceptionnelles. De nombreuses coutumes, plus ou moins superstitieuses, sont attachées à la consommation des lentilles. Dans la Bible, le Livre de la Genèse évoque la période de grande famine en Israël au cours de laquelle Esaü, parti à la chasse et revenant affamé, perdit son droit d'aînesse au profit de son frère Jacob contre un appétissant plat de lentilles que ce dernier venait de cuisiner.
Deux dictons populaires en découlent : « perdre son âme pour un plat de lentilles » d'une part, et « qui va à la chasse perd sa place ! », d'autre part.
Une autre coutume, qui viendrait d'Italie, consiste à manger des lentilles le jour de l'an, gage de prospérité et de richesse garantie pour l'année à venir.
Dans les hautes vallées isolées niçoises et piémontaises, l'origine de la coutume de manger des lentilles le premier jour de chaque mois serait en partie liée à cette croyance, mais surtout au constat que parmi les membres des communautés consommant beaucoup de ces légumineuses (à défaut d'autre chose), il y avait peu de bossus, goitreux, pieds-bots et autres formes de disgrâces ! Riches en protéines, en fer, et source de magnésium, potassium, phosphore, cuivre, manganèse et calcium, il apparaît clairement que les anciens ne pouvaient en expliquer scientifiquement les bienfaits de ces apports alimentaires. Mais forts de ce constat, ils auraient choisi l’empirique de la superstition pour en favoriser la consommation régulière.
Un fait important est qu'il n'y a presque jamais de viande sur la table, ni de laitages, d'où une carence en graisses dont les populations rurales auraient eu grand besoin pour lutter contre le froid pendant les rudes hivers du temps jadis.
La viande de bœuf n'était quasiment jamais consommée car l'animal était un auxiliaire précieux en toutes saisons pour les travaux les plus durs : défonçage des sols, labourage de fonds, traction de charges importantes, débardage en forêt, etc... Le porc, nourriture du pauvre, constituait une précieuse mais insuffisante réserve de protéines car il fallait l'utiliser avec parcimonie pour durer toute l'année. L'insuffisance de protéines animales provoquait des carences en lipides et protides, en zinc, en calcium et en vitamines B, C, D, et des risques de dénutrition, d’asthénies et de baisse des défenses immunitaires.
La chasse et la pêche, étaient des privilèges réservés au seigneur, mais n’empêchaient pas certains audacieux de se risquer à braconner dans les « défens* » pour ramener un lapin ou un poisson.
Le vin était sur toutes les tables mais sa teneur en alcool dépassait rarement 7 à 8 degrés. Le volume consommé était considérable : de 1 à 3 litres par jour et par personne (la moyenne tient compte de la consommation féminine, considérée égalitaire).
La cuisine du Moyen Âge chez les nobles et les bourgeois -
Vers 1385, Guillaume Tirel dit Taillevent, maître-queux du roi de France Charles VI, ouvre l'ère de la gastronomie française avec « Le Viandier ». Il s’agit d’une somme considérable de recueils de recettes diverses, traitant des techniques du rôtissage des viandes (bouillies au préalable !), du braisage, du pochage et de la friture, ainsi que de l'importance des sauces, élaborées sans matières grasses.
Le tout assorti d'une parfaite connaissance des épices venues d’Orient. L'usage romain demeure, de couper et parfumer les vins, à charge par l’échanson d’en réaliser le dosage subtil.
La cuisine est légère, acidulée et colorée. A l'inverse du 17ème siècle qui les rejette, on utilise largement les épices. Le but n’est pas de transformer les aliments pour en masquer les saveurs fortes ou faisandés, mais d’en exalter le goût au moyen d’une connaissance et d’un dosage savant des effets du safran, de la cannelle, du gingembre, de la muscade, etc...
La préférence marquée pour les effets acides sur les papilles des gourmets implique l'emploi de vinaigres et de verjus. Au Moyen Age, le verjus est un fond acide complexe, préparé par macération dans des épices, fines herbes, jus de raisin vert, jus de bigarades et jus de grenades (ces deux derniers sont surtout utilisés dans les pays méditerranéens).
Selon les régions, les jus de pommes, de poires acides, de fruits sauvages comme les prunelles, les merises, les cornouilles ou l'épine-vinette et l'oseille, entrent également dans ces compositions subtiles. On les utilise pour accompagner les rôtis de venaison, le gibier (lièvres, faisans, cygnes, cigognes, hérons), déglacer les sucs des viandes et composer sauces et marinades pour lesquelles les liaisons se font avec des amandes broyées, de la mie de pain trempée, de l'œuf.
Tout l'art subtil de la table consiste à assembler toutes ses saveurs aigres-douces en de savants dosages, sans altérer le mariage avec les vins.
"La plus commune façon de faire le verjus en ce pays est de cueillir les grappes vertes des raisins de treilles, ou raisins non encore mûrs que l'on trouve aux vignes après vendanges faites, puis de les fouler, et en exprimer le jus en pressoir, à la façon des raisins mûrs. Mettez le jus de telles grappes en tonneaux et le saler, incontinent, après qu'il aura jeté toute son écume par ébullition, comme le moût." (D’après Charles Estienne et Jean Liébault, L'Agriculture et Maison rustique, 1572, in article de Jean Louis Flandrin).
(De nos jours, utilisé en cuisine, le verjus désigne le jus des raisins verts, cueillis avant maturité).
Ainsi, durant le Moyen-Âge, contrairement à une idée reçue, les mœurs de la table sont réglées par d’innombrables prescriptions et ordonnances car la cuisine s’affirme comme un enjeu social de respectabilité et comme la vitrine de prestige du statut et du rang du maître de maison.
Depuis l'Antiquité, le rituel du partage du repas trouve sa représentation sociale dans toutes les cultures car il décrit un moment fort de la convivialité du quotidien.
Au 17ème et 18ème siècles, l'arrivée de produits inconnus, souvent en provenance du Nouveau-Monde (fruits et légumes exotiques notamment) changera les habitudes et introduira des règles et ordonnancements différents.
La pomme de terre, considérée jusque-là comme un aliment pour le bétail, sera reconnue, par la Faculté de Médecine de Paris en 1772, comme un tubercule dont la consommation est sans danger pour l'homme, grâce aux travaux d’Antoine Parmentier, ce qui permettra de lutter contre les famines des siècles suivants.
* Défens (ou défend, ou deffend) : terre close par le seigneur pour en interdire ou réglementer l'accès et les activités.