15 décembre 2021
En ces temps calendaires il est bon de rappeler la place prépondérante occupée par les bergers dans les sociétés qui se sont succédées depuis le néolithique. Selon un rituel immuable en accord parfait avec le cycle des saisons, ils ont guidé des milliers de troupeaux par les passages naturels des drailles*(1), conduisant par monts et par vaux depuis les plaines d’hivernage jusqu’aux plateaux alpins de l’estive.
Au moyen-âge, de la Provence rhodanienne à la Comté niçoise, la transhumance rassemblait près de 80 000 brebis regroupées en abeillers*(2), sous l’autorité du bayle*(3) assisté de ses compagnons bergers. L’intendance et l’administration du convoi étaient assurée par la robe*(4), une organisation complexe, véritable état-major comprenant des dizaines d’individus aux fonctions très précises pour assurer la mounta et la devala*(5),commepréparer les campements, le transport des personnes et du matériel, l’approvisionnement, le tracé des routes choisies et la traversée des villages incluant taxes et dédommagements divers.
A titre d’exemple, en 1784, un abeiller de 400 000 mérinos du pays d’Arles dut débourser, pour dédommager les riverains, 28 sols par tête (546 000 livres, près de 150 000 euros). Parmi les diverses taxes figuraient le droit de « pulvérage », pour la poussière produite par le passage des bêtes, le droit « laitier » pour l’installation de cabane de traite et celui de « fromagère » pour la transformation en fromages !
Pour constituer un abeiller, il fallait parfois attendre quelques jours afin de pouvoir regrouper tous les troupeaux sur un point de rendez-vous fixé : une place de village ou un grand champ. Afin d’éviter les insolations sur les brebis exposées immobiles au soleil, les bayles devaient prendre en charge les plantations d’ombrages pour les abriter.
Les hommes de la robe veillaient aussi à la sécurité et à la protection des troupeaux en engageant, lorsque nécessaire, des cavaliers armés et des mâtins de Naples aux colliers de fer hérissés de pointes acérées. Selon la configuration géographique, notamment sur les immenses plans du Verdon où les troupeaux étaient très dispersés, les bergers montaient parfois des chevaux ou utilisaient des échasses pour une vision plus étendue. Cette pratique serait à l’origine du nom « Falaise des cavaliers » donné à une partie de la rive Sud des gorges.
Il fallait scrupuleusement consigner toutes ces dépenses dans des livres comptables tenus par les « écrivains » de la robe, afin de justifier des dépenses du voyage auprès des nourriguiers*(6).
La silhouette immuable du berger a été immortalisée par les santonniers de Provence : le grand chapeau de feutre à larges bords, la cape, la limousino de cadis*(7) dans les plis de laquelle s’engouffre le mistral glacial, sans oublier le long bâton noueux de sorbier. Elle a traversé les siècles et domine la cérémonie du pastrage*(8) sans que l’on en connaisse véritablement l’origine, au-delà de son importance dans la vie sociale.
Rappelons que l’importance des bergers fut magnifiée par le christianisme qui leur accorda la primauté du message de la Nativité et la connaissance des routes convergeant vers la Crèche par la lecture du chemin d’étoiles, une science inconnue des savants des villes et des rois de la terre (qui arrivèrent en retard pour l’hommage à l’Enfant).
Fouiller la mémoire collective nous emmène encore plus loin. Lors de la mise en route de l’abeiller, les pâtres incitaient les béliers géniteurs à prendre la tête du troupeau pour le guider au cri de : Aqué… Aqué menoun*(9) ! Frédéric Mistral rapprocha le vocable du mot grec hégoumène. Ce grand érudit, retrouvait dans cette incitation la racine ancienne de monos (premier), associée au nom du chef suprême, Agamemnon, ce qui signifierait : « Allons, les meneurs ! ».
La tradition des messes de minuit provençales de l’ancien temps incluait la cérémonie de « l’offerte » par laquelle se faisait l’offrande d’un petit agneau (l’Agneau de Dieu, symbole de la Rédemption), couché dans un char enrubanné tiré par une brebis, entouré d’un cortège de jeunes filles vêtues de blanc portant des fleurs et des fruits.
Il y a quelques années, on pouvait encore voir l’entrée des personnages vivants du cortège des Rois Mages à Aix en Provence, dans la cathédrale Saint-Sauveur, ainsi que la cérémonie de l’offerte aux Baux de Provence, à Maillane et à l’abbaye de Frigolet, avec les noueuses* et les tondeurs armés de leurs forces*(10).
Un curieux symbole, dont l’origine se perd dans la nuit des temps des bergers d’Afrique, est imprimé dans la laine du flocal : le bélier de tête. Aucune géomancie moderne n’est en mesure de l’expliquer mais il s’est transmis aux bergers de Provence, de génération en génération, jusqu’au milieu du XX° siècle, voire à nos jours. Il consiste à réserver sur le dos de l’animal, lors de la tonte, trois longues floques, ou laisses, sorte de longues mèches de laine qui désignent celui qui a le privilège d’ouvrir la voie.
Il est troublant de constater que ce symbole subsiste chez les populations nomades d’Afrique, chez les bergers arabes, bédouins et berbères qui l’alignent par une droite sur l’échine de l’animal en quatre points précis : la croupe, les reins, les épaules et la nuque.
Quatre points alignés désignent la Voie, la Via, la route (en arabe : el Tharîq).
Ils témoignent de l’importance des symboles d’origine africaine dans l’histoire millénaire de la vie pastorale.
Mémoires ancestrales, mémoires antiques…
*(1) Drailles : passages naturels sur des strates rocheuses plates.
*(2) Abeiller : grand convoi, grand troupeau.
*(3) Bayle : chef-berger.
*(4) Robe : organisation administrative.
*(5) Mounta, devala : montée à l’alpage, descente de l’alpage (la transhumance).
*(6) Nourriguiers : propriétaires de troupeaux (appelés aussi capitalistes).
*(7) Limousino de cadis : manteau de bure.
*(8) Pastrage : Nativité des bergers.
*(9) Aqué menoun : (venez) ici, les meneurs !
*(10) Noueuses, forces : les noueuses roulaient la laine en ballot. Les forces : cisailles de tonte.