Les plages étroites mais magnifiques au pied des Maures ne furent longtemps, sur de longs espaces, que le domaine des mouettes et des gabians*. Leur sable en portait souvent que l'empreinte de leurs pattes. Parfois même, seul le vent y creusait de toutes petites vagues figées en dunes minuscules. Devant les hameaux de pêcheurs, les barques y laissaient la marque de l'étrave mêlée aux traces de pieds nus. Les enfants bruns des pescadous (pêcheurs) s'amusaient à courir et sauter dans la vague, y plonger et se laisser porter par l'eau. Ils savaient qu'ils seraient sûrement pêcheurs eux aussi et la grande bleue ne leur faisaient pas peur, mais dans les villages éloignés, aller passer une journée à la mer, c'était toute une affaire. Le matin du départ, on chargeait la jardinière ou le char à bancs. On y mettait les provisions pour la journée, la bonbonne d'eau, le picotin pour le cheval, des paniers, des parapluies pour s'abriter du soleil et les maillots de bain. On coiffait le cheval d'un chapeau de toile blanche, on grimpait dans la carriole et hue ! en route, on cahotait dans le chemin et on arrivait enfin devant la mer magnifique, bordée de grands pins et de tamaris aux fines fleurs roses. Vite, on allait se mouiller les pieds puis on allait revêtir les maillots, dissimulées derrière des buissons. Les mamans se décidaient parfois, les plus élégantes en longues culottes bouffantes resserrées sous les genoux, dos et bras couverts et le chignon couvert par une charlotte à volant. Celles qui ne possédaient pas de costume de bain, en pantalon et cache-corset serraient leurs bras sur leur poitrine. Si leur visage était tanné par le soleil, tout leur corps était très pâle et elles étaient vite gênées d'être ainsi dévêtues. Certaines se mettaient une vieille robe dont elles épinglaient le devant et le dos entre les jambes par une épingle anglaise et se baignaient ainsi. Trempant le bout des orteils, elles avançaient prudemment dans l'eau et reculaient à la moindre vague plus forte. On était timoré en ce temps-là, les bains n'avaient pas bonne réputation, on les disaient plutôt dangereux pour la santé. Les hommes dépassaient les premières lames et criaient : "venez, allez-y, elle est bonne !".
Les enfants échauffés par leurs gambades, détendus par l'eau tiède de midi, s'enhardissaient à faire quelques brasses rapides en soufflant et en s'excitant. Le timide bain fini, on retournait se cacher pour se rhabiller. Sur les tamaris, on faisait sécher les maillots. Puis, c'était l'heure de faire ripaille avant de dormir à l'ombre des pins. A l'époque des plages bondées et de la mer porteuse de naïades bronzées, on a du mal à croire à ces baigneuses n'osant montrer leur peau et mouiller leur corps. Plages d'aujourd'hui bariolées de centaines de parasols, fréquentées au point de saturation, vos pins ont disparus et il faut bien chercher pour trouver une petite surface libre pour y poser sa serviette et par dessus, son corps demi-nu que le soleil va brûler de ses rayons ardents.
* Le gabian est un oiseau marin côtier bien connu en Provence. C'est un mot provençal et aussi présent dans le français régional. C'est ce qu'on appelle ailleurs un goéland (du breton gwelan), appelé aussi (à tort, selon les scientifiques) une mouette.
Source : D'après le livre "Les Maures, terre de Provence" de Georgette Brun-Boglio - Les Presses du Midi