CHÂTEAU DE BEAUREGARD                               UNE CONTROVERSE SOUS LA RÉVOLUTION

Charles-Armand Klein 

 En 1834 on apprenait à Mons et à Fayence le décès survenu à l’âge de quatre-vingt-dix ans de Roseline de Cugnac, dite la marquise de Villeneuve. Cette disparition ranima de vieux souvenirs contradictoires. Cendres éteintes d’un épisode devenu courant, en des temps où s’enflammaient les passions les plus violentes dans la France de cette époque irritée.

 Les gens de Mons tenaient pour certain d’avoir usé de justice en sauvant la marquise. Ceux de Fayence n’auraient vu en elle qu’une accusée de la caste arrogante.

 Elle était née Roseline de Villeneuve-Trans. Son père, marquis de Trans, comte des Tourrettes, seigneur de Mons et autres lieux, était lieutenant de vaisseau, Chevalier de Saint-Louis. Ces titres et ce rang auraient pu porter Roseline à l’orgueil. Or les villageois de Mons constataient qu’elle était modeste, fréquentait l’un et l’autre, parlait leur patois. Et la grâce de sa personne la rendait particulièrement estimable à tous.

 Cette faculté de charmer semblait s’attacher aux Villeneuve-Trans. Louis XV avait dit de Louis-Henri, frère de Roseline : « C’est le plus bel homme de mon royaume ». 

À vingt-trois ans Roseline épousait un cousin éloigné, Jean-Joseph de Beauregard. À quarante elle était veuve, sans enfants pour s’en consoler. L’année suivante elle se remariait à Emmanuel de Cugnac, dit le marquis de Cugnac, capitaine au régiment Royal-vaisseaux, ensuite lieutenant du Roi de la ville d’Antibes. Un garçon combla cette union. Les villageois appréciaient de le voir sans préjugés se mêler aux élèves de l’école de Mons. Chacun louait la mère, qu’en dépit de ses mariages on continuait d’appeler la Marquise de Villeneuve.

 Elle s’était fixée au château de Beauregard. Une gentilhommière provençale, qui émergeait dans sa solitude farouche au-dessus d’une verdoyante mer de pins. Les quatre tours rondes terminées en poivrière et couvertes de tuiles roses, enserraient un corps de logis carré à deux étages. L’escalier qui y conduisait était si large, qu’on pouvait aisément le monter en chaise à porteurs. Des fenêtres, le regard embrassait un étagement de jardins successifs, dont l’un planté de hauts buis sculptés œuvre d’un artiste italien dessinait une croix de Malte. La décoration évoquait le lointain souvenir d’Hélion de Villeneuve, grand maître de l’Ordre. Il avait une sœur prénommée Roseline. Sa piété, sa charité précoce, quelques miracles légendaires l’avaient consacrée sainte. Elle avait été embaumée et depuis, au château e Sainte-Roseline les populations accouraient lui rendre un culte fervent. Aussi la chapelle de Beauregard, très simple, fut tout naturellement placée sous son vocable. Des générations de Villeneuve-Beauregard étaient inhumées là, comme protégées par la sainte de la famille.

 On y célébra également plus d’un mariage. En somme on traversait un siècle heureux. Nul ne se préparait aux bouleversements dont le royaume, la Provence et les tours de Beauregard devaient être agités.

 L’hiver 1788 fut terrible par sa dureté. Le printemps suivant en supporta les lourdes conséquences, et dans la communauté de Fayence s’installa le fléau de la disette et vinrent les loups. Puis l’on apprit des événements stupéfiants. À Paris le peuple s’était emparé de la Bastille, il y avait eu des émeutes, la création d’une Assemblée nationale, des lois abolissant les privilèges. Et quantités de réformes, une déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, et que Louis XVI n’était plus le Roi des Rois.

 Comme il ne s’agissait rien de moins que du bonheur des Peuples, on adhéra d’enthousiasme aux décrets partout publiés au son de trompe et de tambour.

 Bientôt on eut connaissance de nouvelles mesures car la Patrie était en danger. Des lois rigoureuses séparèrent les individus. Les uns en patriotes et en juges, appliquant fermement et soutenant pique en main les consignes de la Nation. Les autres en suspects considérant leurs idées, ou émigrés à cause de leur naissance et de leur châteaux pillés ou détruits et partant à l’étranger.

 La nature elle-même devint républicaine et son calendrier modifié. Imitant la capitale et afin de se conformer aux directives, on arrêtait, on traduisait devant le tribunal révolutionnaire, on emprisonnait. Sans utiliser ici la guillotine, on supprimait les « de » mais on conservait les têtes. À la différence de Paris et des grandes villes, où elles tombaient comme les tuiles par grand vent.

 Ce fut d’ailleurs une loi de Ventôse qui compléta l’arsenal des récentes mesures. Elle stipulait que « tout les signes de féodalité et royauté disparaissent de partout. Qu’ils soient enlevés de manière qu’il ne paraisse pas seulement qu’ils n’aient jamais existés ».

 Il fallait effacer l’empreinte et la masse de pierre où ces signes étaient gravés, en la rendant unie et égale à la muraille. Ainsi seraient abolis ces monuments honteux, vestiges humiliants de l’ancien esclavage : incrustations de fleurs de lys, couronnes, tours « dont l’œil perçant du sévère républicain s’indigne ».

À partir d’ici, pareils à deux courants d’une même rivière, les témoignages divergeaient selon qu’on appartenait à la commune de Mons ou à celle de Fayence.

 Les villageois de Fayence croyaient se rappeler qu’on avait requis la ci-devant marquise de Villeneuve, à comparaître devant le Conseil ordinaire pour y être entendue. Étant de ces suspects de la caste nobiliaire, qui n’avaient pas encore manifesté leur attachement à la Révolution et pour cela couraient le risque d’être déclarés inciviques. 

Le maire, les officiers municipaux, les notables, le procureur de la Commune se devaient de juger. Ainsi la citoyenne Villeneuve se verrait accorder ou refuser l’indispensable certificat de civisme. Ils la convoquèrent. Et disent ceux de Fayence, elle accepta de se rendre à leur assemblée à la condition d’y être conduite en chaise à porteurs et ramenée par le même moyen. Cela lui fut accordé, assurent les mêmes gens de Fayence. Parce qu’on avait besoin d’être informé des véritables sentiments de celle, dont le frère lieutenant-colonel du Royal Roussillon infanterie, avait défendu aux Tuileries le Roi et sa famille à la journée du 10 août. Fidélité qui lui valut d’être arrêté, condamné à mort et exécuté le jour même selon l’usage d’alors. Un autre membre, prêtre à Seillans, venait aussi d’être arrêté pour avoir conduit une rébellion de paroissiens contre le décret lui imposant le serment civique. Tandis que parmi ses parents d’autres émigraient à Worms et à Turin, étant fort liés avec les ci-devant Calonne et Artois.

 Siégeant dans l’Hôtel de Ville, le Conseil écouta les parties exposer leurs griefs. Ensuite on entendit les témoignages en faveur de la marquise. Manifestement ceux-ci l’emportèrent. Elle put retourner à Beauregard, toujours en chaise à porteurs, à ce qu’il paraît. Une attitude inexcusable, aux yeux de ceux qui savaient pouvoir appliquer leur indignation patriotique au son du « Ah ! ça ira ! ça ira ! ».

 Celui qui s’élève, on l’abaissera,

 Et qui s’abaisse, on l’élèvera.

 En troupe ceux-là se dirigèrent vers le château, dans le but de le démolir légitimement au nom de la Nation. Sur place ils envisagèrent comment conduire leur ouvrage. Mais le jeune fils de la Marquise de Villeneuve réussit à s’esquiver. Il s’élança jusqu’au village de Mons avertir les habitants de ce qui se préparait à Beauregard. Les Monsois accoururent. Et affirmaient-ils, après discussions, réflexions, arrêtant les égarements liberticides ils plaidèrent pour la sauvegarde du château. Parce que la marquise n’avait jamais été de ces femmes fanatiques, prêtes à aller brûler le mausolée de Marat.

 Ceux de Fayence hésitaient sur la conduite à tenir. Sans être portés aux pires excès, en républicains ils voulaient contribuer à appliquer la juste sévérité de la loi sur la disparition des signes de féodalité. On décida d’une mesure intermédiaire. Une action qui respecterait les droits sacrés de l’Homme sans violer ceux de la propriété. On s’accorda à ne démolir qu’une tour du château. Ce qui fut fait, le moindre mal étant qu’on ne la démantelât qu’à mi-hauteur.

 Le marquis de Cugnac mourut en 1806. La tour du château fut restaurée sous les rois revenus. La Marquise de Villeneuve termina son existence à Marseille le 17 août 1834, laissant dans les esprits deux versions : était-elle allée audacieusement devant les juges de Fayence en chaise à porteurs ? Ou sauva-t-elle Beauregard grâce à l’affection que lui témoignaient les gens de Mons ? Indignation contre conviction.

 En réponse à l’énigme, seule une tour garde encore dans la pierre sa cicatrice révolutionnaire.

   Charles-Armand KLEIN

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 Editions Campanile